La discrimination et la violence fondées sur le genre sont tellement ancrées dans notre société que même pour un député membre du puissant parti que constitue le Hezbollah, il n’est pas aisé de protéger une femme divorcée en conflit avec son ancien époux sur des questions liées à la garde de leurs enfants. Qui plus est, de nombreuses jeunes mères sans appui et sans défense vivent des drames profonds face à la brutalité de leurs ex-maris qui se prévalent de lois communautaires anachroniques et de jurisprudence religieuse consacrant l’inégalité en faveur des hommes. À quand une législation civile du statut personnel ?
Nawaf Moussaoui vit douloureusement les souffrances que sa fille Ghadir, âgée de 28 ans, endure depuis qu’il y a un an elle s’est séparée de son époux, Hassan Mokdad. Celui-ci, fils du directeur du bureau du conseiller de l’imam Ali Khamenei, guide suprême de la révolution iranienne, avait obtenu la garde de son fils et sa fille (7 et 5 ans), s’engageant à laisser Ghadir les voir une fois par semaine, mais n’a pas tenu parole. Fort d’une absence de toute poursuite judiciaire ou sécuritaire à son encontre, il était réticent à respecter en outre l’accord conclu avec sa femme, dont les termes stipulent qu’il doit partager à égalité avec son ex-épouse la garde de leurs enfants durant leurs congés scolaires.
Samedi, au point culminant du conflit matrimonial, Hassan Mokdad a intercepté sur l’autoroute menant vers Saïda la voiture au bord de laquelle se trouvaient Ghadir, ses enfants et sa sœur, arrêtant son véhicule au milieu de la chaussée, avant d’en descendre et de s’élancer vers la voiture de son ex-femme dont il a ouvert la portière devant ses occupants terrorisés. Une patrouille de la police est alors intervenue, emmenant au commissariat de police de Damour les anciens époux, vite rejoints par Nawaf Moussaoui, qui a affirmé avoir voulu « voler au secours » de sa fille. Des hommes armés proches du député auraient ouvert le feu au cours de l’incident, blessant Hassan Mokdad.
Depuis qu’il pâtit personnellement de la discrimination entre l’homme et la femme prévue par la loi chiite du statut personnel, le député du Hezbollah proclame ouvertement son opposition à une telle législation, cela tant lors d’assemblées plénières du Parlement qu’au cours de réunions de commissions parlementaires tenues pour amender notamment la loi 293 (2014) sur la protection de la femme (et des autres membres de la famille) contre la violence domestique. Dans une de ses interventions, en décembre dernier, il a déclaré sur le ton du regret que « toute décision liée au statut personnel ne peut être adoptée par les députés chiites car elle est du ressort des autorités religieuses, et donc du Conseil supérieur chiite ». « Je suis député et responsable, et je ne suis pas parvenu à protéger ma fille », avait également affirmé M. Moussaoui dans le cadre d’une autre réunion.
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À la mère la garde, au père la visite
Contacté par L’Orient-Le Jour, Ibrahim Traboulsi, avocat spécialisé en droit de la famille, estime que « les tribunaux jaafarites commettent beaucoup d’infractions à l’encontre des mères au sein de la communauté chiite ». Il souligne à cet égard que « la loi définissant l’âge de l’enfant pour l’attribution du droit de garde n’est pas divine, d’autant que ni le Coran ni le Hadith (recueil des actes et paroles du Prophète) ne fixent cet âge ». M. Traboulsi prône une loi civile qui se fonderait sur « l’intérêt de l’enfant et la capacité de la mère », jugeant que la règle devrait être de « donner à la mère le droit de garde et au père le droit de visite ».
Un autre avocat, qui a requis l’anonymat, déplore dans le même sens que « la charia et la jurisprudence chiites ne protègent pas les mères », confiant à L’Orient-Le Jour qu’à maintes reprises, des cheikhs chiites l’ont consulté pour tenter de « trouver un moyen de réduire les compétences de leur communauté quant au droit de la famille ». Dans le même esprit, Leila Awada, avocate de Kafa (ONG consacrée à la lutte contre la violence faite aux femmes), regrette que « l’État a délégué aux diverses communautés son autorité en matière de législation liée aux relations familiales, sans leur imposer de critères spécifiques quant au respect des droits et de la dignité de la femme ». « Il faudrait que l’État mette fin à tant de pouvoir », martèle Mme Awada, notant amèrement que « les chefs religieux refusent la modification des lois communautaires ». « En l’absence d’une autorité de l’État, beaucoup de femmes sont victimes de violences », fait en outre observer l’activiste, affirmant que « l’incident de Ghadir Moussaoui n’est ni inédit ni étrange », et que « Kafa accueille de nombreuses femmes ayant subi des souffrances encore plus profondes ». Elle déplore à cet égard que la proposition de loi articulée autour de l’amendement de la loi 293 sur la violence domestique, présentée en novembre dernier par dix députés en collaboration avec Kafa et qui porte sur « une redéfinition du concept de la famille en vue d’englober les époux après le divorce », n’a toujours pas été votée. Et Mme Awada de réclamer, au-delà de cet amendement, une législation civile unifiée, conformément à la Constitution qui dispose que tous les Libanais sont égaux devant la loi.Dans un communiqué, le Bloc national a mis l’accent de son côté sur la nécessité d’« adopter une loi sur le mariage civil facultatif, qui donnerait aux époux des droits et obligations égaux et interdirait au mari d’agresser sa femme ».
Myriam Skaff, présidente du Bloc populaire, a exprimé dans le même esprit une demande d’« amender et (de) développer les lois en cours », appelant dans une déclaration à « élever la voix contre les pratiques infligées à la femme et à la mère ».
Sur son compte Twitter, l’ancien député Boutros Harb a exprimé sa solidarité envers la fille de Nawaf Moussaoui. « Ghadir, nous sommes avec vos droits (…). La solidarité que vous expriment tous les Libanais est une preuve que notre Liban n’est pas le Liban des fermes confessionnelles et de la mafia qu’ils ont construit », a-t-il écrit.
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« On ne peut se faire justice à soi-même »
Mais si grave que soit l’agression faite à une femme et à sa dignité, est-il concevable que des hommes armés tentent de s’introduire dans un commissariat de police en ouvrant le feu pour venir en aide à la victime ? Ne s’agit-il pas là d’une atteinte au prestige de l’État et à la souveraineté de la loi ?
Selon des informations recueillies par la chaîne MTV, le parquet militaire aurait convoqué Nawaf Moussaoui pour les besoins de l’enquête, mais celui-ci aurait refusé, demandant que « la convocation se fasse à travers le Parlement ou le chef du législatif (Nabih Berry) ».
Des observateurs déplorent dans ce registre que « des armes supposées se tourner seulement vers l’ennemi israélien soient désormais utilisées contre l’État, au siège même des forces de police relevant des Forces de sécurité intérieure (FSI), et ce pour des questions personnelles ».
Me Ibrahim Traboulsi regrette à ce propos que « la violence ait été utilisée des deux côtés », martelant qu’« on ne peut se faire justice à soi-même ». « Mme Moussaoui aurait dû recourir au juge des référés, en sa qualité de magistrat compétent pour statuer sur les affaires de violences », indique le spécialiste.
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La discrimination et la violence fondées sur le genre sont tellement ancrées dans notre société que même pour un député membre du puissant parti que constitue le Hezbollah, il n’est pas aisé de protéger une femme divorcée en conflit avec son ancien époux sur des questions liées à la garde de leurs enfants. Qui plus est, de nombreuses jeunes mères sans appui et sans défense...
commentaires (8)
Lutter contre la violence domestique est un devoir , la femme n'est pas un objet .
Antoine Sabbagha
11 h 29, le 17 juillet 2019