La charia, c’est, littéralement, « le chemin terrestre qui mène à Dieu ». Ce chemin, comme pour toutes les religions révélées, comporte une dimension normative, c’est-à-dire une série de prescrits et d’interdits. La charia est donc une Loi avec un L majuscule, parce qu’elle est d’essence divine. Ceci étant dit, il reste à explorer les sources desquelles dérivent la Loi, leur hiérarchie, les interprétations qui en sont faites, la façon dont savants et croyants s’en sont emparés et la forme que cela peut prendre dans le contexte contemporain.
Parmi toutes les acceptions possibles de la charia, il en est deux qui, bien qu’antinomiques, se répondent l’une à l’autre comme dans un jeu de miroirs déformants. L’une fait de la charia une abstraction vertueuse, un modèle de comportement et une norme intangible pour le croyant. L’autre la tient pour l’incarnation d’un islam arriéré, porteur de valeurs intrinsèquement opposées à la civilisation moderne. Ces deux visions ont en commun de réifier la charia, d’en faire une chose en soi, une essence, avec ce paradoxe que ce ne sont pas tant les sources dans lesquelles ces deux visions antagonistes puisent qui diffèrent que la valeur qu’on leur attribue. Autrement dit, ces deux versions sont les deux faces d’une même pièce, solidaires et indissociables, alors même qu’elles se situent littéralement aux antipodes l’une de l’autre. Qu’en est-il, plus précisément ?
Ce qu’on appelle le « droit musulman » ne correspond pas à une réalité aussi ancienne que l’islam lui-même. Le contenu normatif de l’islam est composé de l’Enseignement divin, ou charia, et de la doctrine, ou fiqh. Si la charia peut être définie comme la Loi divine, le fiqh en constitue la doctrine humaine, l’élaboration doctrinale développée à travers l’histoire pour tenter de faire sens de cette Loi. La transformation de cette norme islamique en droit positif, et particulièrement en droit codifié, est le résultat d’une invention. Celle-ci plonge ses racines dans l’irruption européenne sur la scène musulmane.
Le droit musulman, une création moderne
Elle est aussi le fruit d’un idéal de rationalité généralisée et d’une ambition de contrôle systématique des sociétés. Ce sont les savants orientalistes et les administrateurs coloniaux, d’une part, et les gouvernants musulmans et les nouvelles élites modernisatrices, de l’autre, qui ont cherché dans la doctrine juridique islamique ce qui était susceptible d’être coulé dans le moule d’un droit positif, inspiré le plus souvent du modèle napoléonien. Cette greffe a fait souche : aujourd’hui, la notion de droit musulman fait partie de l’horizon ordinaire de la pensée politique et juridique dans les sociétés à majorité musulmane. Elle est également présente là où une forte minorité musulmane s’est affirmée.
La plupart des pays arabes se sont dotés d’un système de droit positif, c’est-à-dire d’un droit conçu de manière systémique, adossé à un État-nation, très souvent rédigé sous forme de codes prétendant à un quadrillage complet de la vie économique, sociale et politique d’une société vivant sur un territoire déterminé, avec une hiérarchie d’institutions judiciaires en charge de son application. Cette évolution a naturellement connu des cours différents, selon que l’adoption du modèle français était indirecte, comme en Égypte, ou bien le fait de la domination coloniale, comme au Maghreb ou au Levant.
Dans ce contexte général, la place de la norme islamique a également évolué, bien qu’à un rythme décalé. D’un côté, la part du droit musulman, cette invention du XIXe siècle, n’a cessé de rétrécir. De l’autre, on a pu observer, dans les domaines encore régis officiellement par la norme islamique, une tendance à adopter des techniques juridiques nouvelles. À première vue, on pourrait croire que ce ne sont que des changements de forme, qui laissent intact le cœur de la normativité islamique. C’est en réalité tout le contraire qui s’est produit.
Des expériences éclatées selon les pays
La diversité des expériences juridiques est manifeste dès lors qu’on s’intéresse aux pays d’Asie où l’islam est démographiquement majoritaire. De la Turquie à la Malaisie, en passant par l’Iran, le Pakistan, l’Afghanistan, le Bangladesh et l’Indonésie, ce sont les expériences nationales qui déterminent étroitement la forme prise par la référence à l’islam, qu’il s’agisse de la laïcité, du fédéralisme ou du républicanisme islamique. Selon les cas, la place réservée à la normativité islamique peut s’avérer à peu près nulle, sinon de manière très indirecte, ou, tout au contraire, centrale, même si cette centralité n’est que symbolique. Ainsi la Turquie contemporaine ne fait-elle aucune place à la charia dans sa constitution, alors même que le pouvoir en place est de nature islamo-conservatrice. La constitution du Bangladesh, quant à elle, proclame le caractère séculier de l’État alors que la vie politique du pays semble rythmée par diverses conceptions de l’islam et de sa place institutionnelle.
À ce tableau contrasté viennent s’ajouter tous les pays où la présence musulmane est minoritaire mais significative. Ainsi en va-t-il de l’Inde, où l’une des plus grandes populations musulmanes au monde est confrontée à un nationalisme hindou agressif, ou de la Thaïlande, où la revendication musulmane ne cesse de s’affirmer. En Chine, la question régionale et minoritaire, particulièrement dans le Xinjiang, est également brûlante. La place faite à la charia est, dans tous ces cas, extrêmement dépendante du caractère pluraliste ou non de l’État, de sa reconnaissance ou non de la personnalité des lois (particulièrement dans le domaine de la famille) et de son adhésion aux grands principes relatifs aux droits humains (liberté de conscience, liberté de culte, liberté d’association).
Les expériences africaines, dans le Sahel et au sud du Sahara, sont, elles aussi, variées. L’héritage colonial a évidemment beaucoup à voir dans cette diversité, avec un contraste marqué entre les pays influencés par la Common Law britannique et ceux qui s’inscrivent dans la descendance napoléonienne, entre ceux dont le fédéralisme autorise une extrême diversité juridique, comme au Nigéria, et ceux dont le centralisme se veut essentiellement laïque, comme au Sénégal.
Derrière les différences, le triomphe du droit positif moderne
Toutes ces expériences, aussi contrastées qu’elles soient, attestent de l’apparition et de la consolidation du droit positif. Même dans les situations où la normativité islamique se trouve placée au centre du système, cela se fait selon des modalités totalement différentes de celles de la période précoloniale. Même les relations familiales, qui sont pourtant au cœur des structures anthropologiques des sociétés musulmanes et donc l’objet d’une attention particulière de la charia et du fiqh, ont été largement codifiées. Mariage, divorce, filiation et héritage sont la plupart du temps l’objet de législations et de codes spécifiques, amendés plus ou moins régulièrement, comme en 2000 en Égypte ou en 2004 au Maroc.
Il en va de même du domaine de la finance islamique, qui se fonde sur l’interdiction de l’usure (riba). On observe ici le développement de mécanismes normatifs nouveaux sur des sujets qui sont évoqués, souvent allusivement, dans les textes sacrés. Dans tous les cas, la revendication d’islam n’est jamais un retour effectif à l’« âge d’or » de ses débuts, de l’époque dite des califes bien guidés au califat abbasside de Bagdad (7e-IXe siècle), mais un jeu de référence à la norme islamique qui s’adapte aux contraintes du monde globalisé.
Ce même phénomène de transformation des normes islamiques en droit positif des États à majorité musulmane s’observe au niveau des constitutions. On y trouve des dispositions faisant de l’islam la religion étatique, stipulant la confession islamique du chef de l’État ou faisant de la normativité islamique la source d’inspiration du droit positif. Dans ce dernier cas, il ne s’agit pas de codifier la Loi islamique mais d’y faire référence pour qu’elle inspire le travail des législateurs.
Invoquer la charia dans la constitution : trois exemples
En Égypte, la constitution de 1971 introduisit pour la première fois une référence à la norme islamique (art. 2) en disposant que les principes de la charia sont une des sources de la législation. Celle de 1980 rehaussa encore le rang accordé à la normativité religieuse, en en faisant la source principale de la législation.
Sur cette base, de nombreux recours ont été introduits devant la Haute Cour constitutionnelle par des individus considérant que la loi égyptienne était contraire à la charia. Après avoir longtemps évité de s’engager sur ce terrain, la Cour a finalement précisé ce qu’il y a lieu d’entendre par charia. Elle a ainsi distingué les principes absolus de la charia, qu’il faut suivre à la lettre, et les principes relatifs, qui peuvent être interprétés et adaptés. Ainsi, tout en reconnaissant une valeur juridique à la charia, la Cour a, en réalité, limité ses effets.
Une nouvelle constitution a été promulguée en Égypte en 2012, qui reprend l’article 2 évoqué précédemment, tout en ajoutant une nouvelle disposition précisant que les principes de la charia englobent ses sources scripturaires (Coran et tradition prophétique), les règles du fiqh et de ses fondements, et l’ensemble des sources prises en considération par les écoles doctrinales sunnites (art. 219). La formulation alambiquée de cet article et son insertion en fin de texte témoignent du caractère précipité de l’adoption de la constitution égyptienne. Mais cet ajout reflète également la volonté de circonscrire les pouvoirs de la Cour constitutionnelle en définissant à sa place ce qu’il y a lieu d’entendre par les « principes de la charia ».
La constitution ne dit rien, en revanche, sur le type de contrainte que ces principes exercent sur le législateur égyptien et, partant, sur la Cour constitutionnelle. Avec le coup d’État de juillet 2013, une nouvelle constitution fut mise en chantier. Celle-ci, adoptée par référendum en janvier 2014, reprend à nouveau l’article 2, mais exclut l’article 219, marquant ainsi la volonté d’en rester à la jurisprudence établie de la Haute Cour constitutionnelle et de faire table rase de l’épisode islamo-démocrate du pays.
En Tunisie, avec le mouvement de transition initié par le renversement du régime en janvier 2011, et la mise en chantier de nouveaux textes constitutionnels, la place de la charia a pris une nouvelle actualité. Celle-ci s’est trouvée renforcée par la victoire dans les urnes de partis islamo-conservateurs. Le souci de consensus politique semble pourtant l’avoir emporté sur le désir d’hégémonie religieuse, et le pragmatisme idéologique, avoir prévalu sur l’idéal utopique. Une des raisons permettant d’expliquer la facilité avec laquelle cette tendance pragmatique s’est imposée tient sans doute à la plasticité même du référent islamique, dont la géométrie est variable en fonction des circonstances.
Dans ce pays, aucun texte ne fait de la norme islamique une source formelle du droit. Toutefois, dans la constitution de 1959, l’article premier stipule que « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la République ». Cette formulation, adoptée à l’initiative de Habib Bourguiba, premier président de la Tunisie indépendante (1957-1987), assortie à un préambule qui invoque également l’islam, a ménagé des interstices dans lesquels n’a pas manqué de s’engouffrer une frange conservatrice du pouvoir judiciaire, dans le but de donner à la charia le statut de source subsidiaire.
Cette ambiguïté est accentuée dans la constitution de 2014, qui fait suite à la révolution de 2011. Si l’article 1er de la constitution reproduit la formule de 1959, l’article 141 parle de « religion de l’État ». En outre, l’article 6 investit l’État de la « protection de la religion », ce qui, dans un État dont la religion est constitutionnellement l’islam, revient à ouvrir la possibilité de recourir au référent islamique et à son corollaire, la charia.
Le cas du Maroc s’avère également intéressant. La constitution de 2011, la première à faire suite aux « printemps arabes », fait de l’islam, « religion de l’État », un référentiel avant tout national, à côté de l’unité du pays, de l’intégrité territoriale et de la monarchie. Les articles de la constitution qui se réfèrent à la religion musulmane mettent en exergue les principes de tolérance et d’ouverture, ainsi que la liberté des cultes.
Dans le système constitutionnel marocain, l’identification de la normativité islamique comme référent constitutionnel est superflue. Distinguant les « deux corps du roi », celui de chef de l’État et arbitre suprême (art. 42), et celui de commandeur des croyants, amir al-mu’minin (art. 41), la constitution souligne à quel point, au Maroc, c’est l’ordre monarchique qui détermine l’extension de la norme religieuse.
Aujourd’hui, lorsque l’on parle de droit dans les pays musulmans, c’est à un droit positif appuyé sur l’État que l’on fait référence. Ce phénomène de « positivisation » ne se limite pas au droit, loin s’en faut. Il touche aussi les normes techniques, managériales, de gouvernance. Il a déclenché un bouleversement conceptuel et pratique complet. Qu’on appelle cette dynamique « islamisation de la modernité » ou « modernisation de l’islam », la manière de concevoir la norme islamique et de la pratiquer a suivi une trajectoire fondamentalement distincte de celle qui prévalait auparavant.