Liban : « Que Dieu vienne en aide au pays »

« Il semblerait que le confessionnalisme libanais arrive à ses limites », pointe du doigt Khalil Bouzidi.

« Que Dieu vienne en aide au pays ». C’est par ces paroles que le 15 juillet dernier, Saad Hariri, Premier ministre désigné, tire son énième révérence à la sortie d’une entrevue avec le Président de la République libanaise, Michel Aoun. Après un entretien d’une demi-heure, ces derniers ne sont pas parvenus à s’entendre sur la composition du nouvel exécutif. Neuf mois après la désignation de Saad Hariri, le Liban est toujours privé de gouvernement.

Le « pays du Cèdre » traverse actuellement la pire crise sociale, économique et politique de son histoire. L’explosion du port de Beyrouth, en août 2020, la dévaluation de la livre libanaise et la crise du Covid-19 précipitent le Liban dans l’abîme. En outre, l’absence de gouvernement est un obstacle majeur à la mise en place de réformes et au déblocage de l’aide internationale.

Ce blocage institutionnel s’explique par la nécessité d’atteindre un consensus entre toutes les forces politiques. En l’absence d’une entente intracommunautaire, les leaders usent du blocage comme moyen de pression politique. Résultat : en période de crise, l’unité nationale reste chimérique.

En l’espèce, la stratégie de Saad Hariri consiste à faire porter la responsabilité du blocage au Président Aoun, afin de revenir une nouvelle fois lors des prochaines élections législatives. A l’inverse, le camp Aoun et ses soutiens (notamment le puissant Hezbollah) pourrait tirer profit de ce blocage pour désigner un Premier ministre plus favorable à la présidence.

Il semblerait que le confessionnalisme libanais arrive à ses limites. Pourtant, en octobre 2019, un vent d’espoir soufflait sur le Liban. Suite à une taxe imposée sur la messagerie instantanée WhatsApp, les Libanais descendent spontanément dans la rue pour exprimer leur exaspération face à la classe politique. Leurs revendications sont simples : mettre fin à la corruption, au clientélisme et renouveler la classe politique inchangée depuis 30 ans. Pour cela, beaucoup de membres de la société civile seraient favorables à l’abandon du confessionnalisme au profit d’une démocratie laïque.

Une gouvernance traditionnelle

Pour comprendre ce mode de gouvernance, il faut s’intéresser à l’histoire politique moderne du Liban. Lors de son accès à l’indépendance, la gouvernance libanaise s’est construite autour du Pacte national, qui vise à partager le pouvoir entre les trois grandes communautés religieuses. Ce pacte répartit respectivement la Présidence de la République à un chrétien maronite, la Présidence du Conseil des ministres à un musulman sunnite et la Présidence du Parlement à un musulman chiite. Cette répartition concerne également les ministres et les hauts fonctionnaires. Le but initial était de garantir à chaque communauté le pouvoir de défendre ses intérêts, tout en prenant les décisions nationales par consensus.

Force est de constater que la gouvernance consensuelle ne permet pas d’apporter des réponses urgentes face à des crises majeures. Le confessionnalisme semble incompatible avec les défis contemporains du « pays du Cèdre ». Dès lors, la démocratie laïque semble être la réponse politique adaptée aux problématiques du Liban. Toutefois, il convient de traiter le sujet avec beaucoup de circonspection. Le fait de remettre en cause le partage confessionnel du pouvoir est un sujet sensible.

En effet, il fait ressurgir dans l’esprit des Libanais le spectre de la guerre civile. Dans les faits, il s’agit bien souvent d’un épouvantail que les dirigeants politiques agitent, dès lors que le débat ne tourne pas à leur avantage. De plus, l’appartenance religieuse est également un sujet polémique où les passions l’emportent souvent sur la raison. Il ne s’agit pas de singer un mode de gouvernance « à l’occidental », mais de prendre en considération le lien entre la politique et l’appartenance communautaire et religieuse.

Pour comprendre ce lien, il faut s’intéresser à l’histoire du Liban dans son ensemble. Pendant 400 ans, le pays fut sous le joug de l’Empire Ottoman. A son apogée, cet empire régnait sur une superficie équivalente à 10 fois la France métropolitaine avec une grande diversité ethnique et religieuse. L’islam sunnite étant la religion officielle de l’Empire, l’ensemble de ses sujets étaient soumis à la loi islamique (chari’a).

Toutefois, à la fin du XIXe siècle, la majorité des jurisconsultes religieux était favorable à une réforme du statut personnel concernant les dhimmis, c’est-à-dire les sujets non-musulmans (bien souvent chrétiens ou juifs) protégés par la loi islamique. Le Mont-Liban abritait de nombreuses minorités religieuses, tels que les chrétiens maronites ou encore les druzes. Le statut de dhimmi fut reconnu aux maronites en tant que « Gens du Livre », ce qui ne fut pas le cas des druzes. Toutefois, ces derniers disposaient de facto d’une certaine autonomie en raison de leurs relations conflictuelles avec le pouvoir central ottoman.

Ce qu’il faut donc retenir de l’histoire politique libanaise, c’est l’importance et la légitimité de l’autorité religieuse sur l’organisation de la vie politique. Il convient toutefois de préciser que l’appartenance religieuse se distingue du fait communautaire. En ce sens, elle permet de régir les rapports sociaux et politiques du pays. Cette organisation a progressivement favorisé une forme de féodalité et de clientélisme héritée de la période ottomane. Cet héritage est encore bien présent au Liban et fortement dénoncé par la société civile.

Une société prête à disposer d’elle-même

La grande majorité des citoyens libanais, et en particulier les jeunes, est favorable à l’abandon du confessionnalisme. C’est ce que démontrent les enquêtes d’opinion menées par la Fondation Aydan et le réseau de chercheurs Arab Barometer. Selon ce dernier, plus de la moitié des Libanais serait favorable à un mode de gouvernance civil et/ou laïc. Le sentiment d’appartenance religieuse reste cependant très présent au sein de la population libanaise. En effet, selon la Fondation Aydan, 44 % des Libanais de 18-35 ans se considèrent comme étant religieux. Parmi cet échantillon, environ 90 % considèrent que leur rapport à leur appartenance religieuse est intime et qu’elle n’affecte en rien leurs relations en société.

Dès lors, dans la mesure où la population semble y être favorable, quels sont les obstacles à un changement de gouvernance ? La question est complexe et nécessite la prise en compte de plusieurs facteurs. L’un des principaux facteurs concerne la composition de la classe politique libanaise. Les notables de naguère, qui entretenaient le système féodal, ont encore une grande influence aujourd’hui. Des familles entières se sont spécialisées en politique, se passant le flambeau de génération en génération et se déclarant comme les représentants légitimes de leurs communautés respectives. De plus, les clans et les milices qui se sont affrontés lors de la Guerre civile (1975-1990), occupent aujourd’hui les sièges du Parlement.

L’issue de la Guerre civile libanaise a débouché sur une forme de statu quo. De fait, aucun belligérant libanais ne peut réellement se proclamer vainqueur. En l’absence de processus de justice transitionnelle pour reconstruire cette société fracturée, la gouvernance consensuelle apparaît comme le seul recours pour conserver une relative stabilité. Toutefois, ce mode de gouvernance devait être provisoire comme le prévoyait l’accord de Taëf de 1989. Face à l’absence de transition démocratique, de réconciliation nationale et de travail de mémoire, le statu quo empêche tout renouvellement de la classe politique et favorise par extension, le blocage institutionnel tout en entretenant le clientélisme et la corruption.

Une carence de souveraineté

Au Liban, toute réforme nécessite de prendre en compte le contexte politique régional. En effet, le pays a toujours été un terrain propice aux luttes d’influences étrangères. Le partage du pouvoir et la recherche du consensus nécessitent, pour les différents courants politiques, de rechercher des soutiens au-delà des frontières libanaises. L’exemple le plus représentatif reste celui du Hezbollah, dernier parti libanais à disposer d’une milice armée, financé par l’Iran et soutenu par son voisin syrien. Malgré la guerre civile qui secoue le pays depuis 10 ans, la Syrie continue de s’ingérer dans les affaires libanaises. Bachar al-Assad considère le Liban comme le legs de son père Hafez, qui s’est installé au « pays du Cèdre » dès le début de la Guerre civile.

D’une certaine manière, la Syrie est le véritable vainqueur de la Guerre civile libanaise. Son intervention débute en 1976 à l’appel des chrétiens maronites contre la présence des Fedayin de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). En grand stratège, Hafez al-Assad a su manipuler et renverser les alliances au gré de ses intérêts. Les troupes syriennes ne quitteront le Liban qu’en avril 2005, à la suite de l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, imputé au régime de Damas. Pour contrecarrer l’influence chiite, l’Arabie saoudite s’invite également au Liban par le biais de son citoyen, le Premier ministre Saad Hariri et ses alliés sunnites.

Il convient également de citer les alliés occidentaux du Premier ministre désigné. En effet, ce dernier s’est déclaré comme le « candidat naturel » après s’être assuré du soutien des occidentaux et notamment celui de la France. Il pourra certainement s’appuyer de nouveau sur ses alliés occidentaux et arabes pour favoriser son retour. S’ajoutent à cela, les opérations menées dans le sud du pays par le voisin israélien pour répondre aux provocations du Hezbollah.

La gouvernance consensuelle ne favorise pas les initiatives d’union nationale. En maintenant le statu quo, le Liban reste le réceptacle des rivalités et des tensions du Moyen-Orient. En somme, une réforme du système de gouvernance libanais dépendrait, en partie, du bon vouloir de la communauté internationale et de l’atmosphère régionale.

Du provisoire au permanent

Le système politique libanais n’est pas disposé à opérer une telle transition en l’état. La « désinstitutionnalisation » du confessionnalisme est une étape indispensable à une réforme de la gouvernance. Ce processus doit s’enclencher au sein même des institutions et des organisations politiques. En effet, bien que les partis politiques libanais soient officiellement laïcs, ils restent les porte-paroles des intérêts d’une communauté. Il ne s’agit pas d’importer la laïcité de force, de nombreuses propositions sont envisageables tout en conservant le caractère communautaire du système politique.

L’accord de Taëf de 1989 proposait une décentralisation administrative. Celle-ci visait à confier davantage de prérogatives aux mohafazah et aux caza, ces derniers étant le plus souvent contrôlés par une communauté. D’autres propositions s’inspirent de certaines sociétés tribales en mettant en place un Parlement bicaméral. Celui-ci serait composé d’une chambre basse élue au suffrage universel, sans partage confessionnel, et d’une chambre haute représentant les grandes communautés religieuses. Enfin, d’autres propositions s’orientent autour de l’établissement d’un système fédéral. Toutes ces propositions visent à conserver une part de confessionnalisme au niveau local tout en réduisant le caractère confessionnel du gouvernement central.

La société civile : l’espoir d’une transition ?

La Révolution d’octobre 2019 a révélé une société civile hétéroclite, très instruite et sensible au fait politique. Elle donne un espoir de transition, bien qu’elle n’ait pas accès à un quelconque pouvoir politique. Le mandat du Président Aoun arrivant à son terme en octobre 2022, il convient d’être attentif à de nouveaux mouvements de contestation. Gebran Bassil, gendre du Président et actuel chef du Courant patriotique libre, montre de plus en plus son intention d’accéder à la Présidence de la République. Si son projet aboutit, cela pourrait à nouveau entrainer la colère de nombreux libanais. Cependant une crainte plus rationnelle est à prévoir : une nouvelle vacance de la Présidence, par manque de consensus…

Si le Liban ne peut s’affranchir de sa classe politique, la société civile peut espérer, à terme, s’impliquer directement dans la vie politique, en occupant des postes à responsabilités. Malheureusement, il s’agit d’un très long processus, au moment où le « pays du Cèdre » a besoin de solutions concrètes et urgentes.

 

 

Crédits photo : Le président du Liban, Michel Aoun (gauche), et l’ancien Premier ministre désigné, Saad Hariri, en décembre 2019 (Archive AFP).

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