Dès qu’il est question d’aborder la question de l’adoption du mariage civil au Liban, des voix s’élèvent, au sein de la classe politique ou du clergé, pour répondre que « ce n’est pas le moment ». Cela dure depuis 68 ans. Depuis 1951, très exactement, lorsque Raymond Eddé, jeune député et chef du Bloc national, lançait la proposition du mariage civil facultatif, après l’adoption le 2 avril 1951 de la loi qui accordait aux communautés religieuses le droit de légiférer sur tout ce qui a trait au statut personnel. Les jeunes couples (quelque 800 par an environ qui contractent le mariage civil, selon des estimations) n’ont d’autre choix que d’aller se marier civilement à l’étranger, à Chypre principalement, comme le leur permet la législation libanaise. La même réponse à resurgi, il y a une semaine à peine, après les propos de la ministre de l’Intérieur, Raya el-Hassan, à la chaîne Euronews, faisant part de son intention « d’ouvrir la porte au dialogue pour faire reconnaître le mariage civil facultatif au Liban ». Rappelée à l’ordre par Dar el-Fatwa, la plus haute instance sunnite libanaise, la ministre – elle-même de confession sunnite – garde, depuis, le silence sur la question. Et le président du Parlement, Nabih Berry, qui l’a soutenue dans un premier temps, s’est rétracté par la suite en prononçant lui aussi le fatidique « Ce n’est pas le moment ».
« Or, dans ce pays qui se dit démocratique, il est largement temps de lancer le dialogue. Mais encore faudrait-il que ce débat ne prenne pas la forme d’un conflit entre la société civile et le clergé, voire entre l’État laïque et les instances religieuses. » Telle est la lecture du débat sur le mariage civil que fait pour L’Orient-Le Jour Ibrahim Traboulsi, avocat spécialisé du droit de la famille, qui salue « le courage et l’avant-gardisme de la dynamique » ministre de l’Intérieur. Et rappelle au passage qu’en 2010, 82 membres du Parlement sur 128 s’étaient prononcés en faveur du mariage civil contracté au Liban, sur base d’une étude menée par notre confrère an-Nahar. Parmi lesquels le président de la Chambre, Nabih Berry, et la totalité des membres de son bloc parlementaire.
L’atteinte au dogme de la charia
De l’avis du professeur Traboulsi, la motivation de Raya el-Hassan vient « des nombreux dossiers de mariages civils contractés au Liban qui traînent au ministère de l’Intérieur pour n’avoir pas été validés par l’ancien ministre Nouhad Machnouk ». Il rappelle qu’en 2013, un jeune couple, Nidal et Khouloud, avait rayé la mention de sa religion sur son registre d’état civil avant de contracter un mariage civil au Liban. Ce couple a aussitôt été imité par d’autres, dont la situation n’a toujours pas été régularisée. « Mme Hassan a simplement fait part de sa volonté de mener un débat national et un dialogue », observe-t-il. Mais le clergé sunnite a aussitôt réagi pour évoquer « la position adoptée en 1998 par le mufti de Dar el-Fatwa, Mohammad Rachid Kabbani », qui avait alors fait pression pour que le Premier ministre de l’époque, Rafic Hariri, ne signe pas le projet de loi, adopté par le Conseil des ministres le 18 mars de la même année par 21 voix contre 7. « Fusillez-moi… Cette loi ne passera pas », avait dit le mufti Kabbani. Le projet n’est donc pas passé. Sous la pression des autorités religieuses sunnites, soutenues par l’ensemble des communautés religieuses, chrétiennes et musulmanes, Hariri ne l’a ni signé ni transmis au Parlement.
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« La riposte vient toujours des communautés musulmanes en 2019, comme en 1998, plus particulièrement de la plus haute instance sunnite ». C’est le constat que fait Ibrahim Traboulsi. « Aujourd’hui, le clergé chrétien n’hésite plus à se prononcer pour le mariage civil, fait-il remarquer. En 2011, le patriarche maronite se disait déjà en faveur du mariage civil obligatoire. Et pas plus tard que la semaine dernière, suite aux propos de la ministre de l’Intérieur, l’évêque Hanna Alwan, responsable des tribunaux ecclésiastiques catholiques, a réitéré cette position ». Quant au refus des communautés musulmanes, « il vient du fait que les projets de lois sur le mariage civil comportent des articles qui portent atteinte au dogme musulman et vont à l’encontre de la charia, aux niveaux de l’héritage, de la polygamie et de l’adoption », explique-t-il. Il précise à ce propos que le mariage civil interdit la polygamie, autorise l’adoption et se prononce pour le partage de l’héritage à égalité entre filles et garçons.
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Un cas d’école : la loi contre la violence domestique
L’introduction du terme « facultatif » aux projets ou propositions de lois sur le mariage civil (35 propositions de lois dorment dans les tiroirs du Parlement, avec celles liées au statut personnel) a pour objectif de « donner la liberté aux personnes croyantes d’adhérer ou non à ce système ». Sauf que la communauté musulmane rejette totalement le principe du mariage civil qu’elle considère tabou, qu’il soit facultatif ou non, contracté au Liban ou à l’étranger. Me Traboulsi estime d’ailleurs que la législation libanaise actuelle, qui autorise le mariage civil contracté à l’étranger, est « injuste envers la communauté musulmane ». « Un couple de Libanais, tous deux musulmans, qui se marie civilement à l’étranger n’a d’autre choix que de voir son union régie par la charia en cas de conflit », observe-t-il. Il en est de même pour le couple Nidal et Khouloud, qui a contracté un mariage civil au Liban devant le notaire. « Même si le ministre de l’Intérieur de l’époque, Marwan Charbel, a avalisé leur contrat, leur union demeure régie par la charia en cas de conflit », martèle l’avocat. Et pourtant, ce couple a brisé les tabous. Il a voulu créer un précédent en mettant les autorités devant le fait accompli. »
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La classe politique ne peut-elle pas passer outre le niet des religieux pour adopter le mariage civil au Liban ? Le spécialiste en droit de la famille ne cache pas son « pessimisme » sur la question. « Tant que les musulmans sont contre et refusent ne serait-ce que le mariage civil facultatif, je ne vois pas comment les choses pourraient changer », dit-il. Le professeur Traboulsi reconnaît en revanche « le dynamisme d’une société civile qui a accompli des pas de géant, aux niveaux de la garde des enfants, de la pension alimentaire et surtout de la violence domestique ». Cette dernière victoire s’est concrétisée en 2014 par l’adoption d’un texte de loi protégeant les femmes battues, les enfants maltraités ou non scolarisés… », souligne-t-il, ajoutant que désormais, ce ne sont plus les religieux qui les protègent, mais les tribunaux civils, et donc l’État. « À l’époque, ce texte de loi a provoqué l’ire des religieux, rappelle l’avocat. Ces derniers avaient accusé les autorités de les priver de leurs compétences et de leurs prérogatives. » D’où l’importance « d’un débat national et même d’un vote sur la question »… qui ne soit pas vécu comme un bras de fer entre les religieux et les adeptes du mariage civil.
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commentaires (6)
Et si on démarrait une nouvelle religion appelée Civilité et où l'on se marie à la mairie... on a déjà 18 religions, une de plus ou de moins...bof
Wlek Sanferlou
18 h 34, le 22 février 2019